Francis Ponge
Morceaux choisis

Francis Ponge est né en 1899.
Lorsqu'en 1942, les éditions Gallimard font paraître un petit ouvrage de trente deux poèmes en prose
intitulé Le parti pris des choses, et dont les sujets sont aussi poétiquement incongrus que
le Cageot, la Cigarette, la Crevette, le Galet, son auteur, Francis Ponge, a déjà quarante-trois ans.
Seuls le connaissent un petit cercle d'intimes, proches de Jean Paulhan,
et quelques lecteurs assidus et attentifs de la NRF.
Au point que certains, dont A. Breton, sont depuis longtemps convaincus
que Francis Ponge n'est qu'un prête-nom de Jean Paulhan.

Lorsqu'en 1988, Francis Ponge meurt au Mas-des-vergers, il est l'auteur d'une oeuvre considérable,
encore incomplètement publiée, traduite dans le monde entier ;
on célèbre en lui un des poètes majeurs du siècle, le contemporain solitaire des surréalistes,
qui loin des modes s'acharna à « donner la parole au monde muet »,
le poète-résistant, l'ami et le chantre des grands noms de la peinture et de la sculpture du XXe siècle,
le « suscitateur » de formes nouvelles, choisi pour modèle par « l'avant-garde » des années soixante,
tout autant que le grand restaurateur des idéaux du classicisme et des valeurs de la « francité ».

Francis Ponge n'avait de goût que pour les oeuvres durables, les « paroles inscrites dans la pierre », celles qui résistent au temps ;
aussi a-t-il toute sa vie intégré la durée à son travail de création.
Méfiant à l'égard de ce qui vient trop facilement, il prenait le temps de contempler, de noter, de dater,
laissant reposer ses textes parfois plusieurs années, puis les reprenant, les retouchant et les délaissant à nouveau :
huit ans pour sa Crevette, vingt-cinq ans pour son Savon, vingt-six ans pour son Soleil.



Le cageot

A mi-chemin de la cage au cachot la langue française a cageot,
simple caissette à claire-voie vouée au transport de ces fruits
qui de la moindre suffocation font à coup sûr une maladie.
Agencé de façon qu'au terme de son usage il puisse être brisé sans effort, il ne sert pas deux fois.
Ainsi dure-t-il moins encore que les denrées fondantes ou nuageuses qu'il enferme.
A tous les coins de rues qui aboutissent aux halles, il luit alors de l'éclat sans vanité du bois blanc.
Tout neuf encore, et légèrement ahuri d'être dans une pose maladroite à la voirie jeté sans retour,
cet objet est en somme des plus sympathiques - sur le sort duquel il convient toutefois de ne s'appesantir longuement.

Le Parti pris des choses, 1942



Le verre d'eau

Le mot VERRE D'EAU serait en quelque sorte adéquat à l'objet qu'il désigne…
Commençant par un V, finissant par un U, les deux seules lettres en forme de vase ou de verre.
Par ailleurs, j'aime assez que dans VERRE, après la forme (donnée par V), soit donnée la matière par les deux syllabes ER RE,
parfaitement symétriques comme si, placées de part et d'autre de la paroi du verre,
l'une à l'intérieur, l'autre à l'extérieur, elles se reflétaient l'une en l'autre […]

Le Grand Recueil



L'Huître

L'huître, de la grosseur d'un galet moyen, est d'une apparence plus rugueuse, d'une couleur moins unie, brillamment blanchâtre.
C'est un monde opiniâtrement clos.
Pourtant on peut l'ouvrir : il faut alors la tenir au creux d'un torchon,
se servir d'un couteau ébréché et peu franc, s'y reprendre à plusieurs fois.
Les doigts curieux s'y coupent, s'y cassent les ongles : c'est un travail grossier.
Les coups qu'on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d'une sorte de halos.

À l'intérieur l'on trouve tout un monde, à boire et à manger :
sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d'en-dessus s'affaissent sur les cieux d'en-dessous,
pour ne plus former qu'une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur et à la vue,
frangé d'une dentelle noirâtre sur les bords.
Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve aussitôt à s'orner.

Le Parti pris des choses, 1942



La Bougie

La nuit parfois ravive une plante singulière dont la lueur décompose les chambres meublées en massifs d'ombre.
Sa feuille d'or tient impassible au creux d'une colonnette d'albâtre par un pédoncule très noir.
Les papillons miteux l'assaillent de préférence à la lune trop haute, qui vaporise les bois.
Mais brûlés aussitôt ou vannés dans la bagarre, tous frémissent aux bords d'une frénésie voisine de la stupeur.
Cependant la bougie, par le vacillement des clartés sur le livre au brusque dégagement des fumées originales encourage le lecteur,
- puis s'incline sur son assiette et se noie dans son aliment.

Le parti pris des choses, 1942